28 novembre 2018

Après avoir réussi avec succès les épreuves du DEC, un défi bien plus grand se profile à l’horizon pour le jeune diplômé : se positionner sur le marché de la profession.

Besoins pluridisciplinaires des clients, émergence des FinTech et LegalTech, contexte législatif parfois hostile (loi PACTE contractant le marché de l’audit), les facteurs de mutation de la profession sont nombreux et font pression sur la compétitivité de nos jeunes structures.

Dans cet environnement évolutif, le législateur a donné l’opportunité stratégique en mai 2017 à plusieurs professions réglementées du chiffre et du droit, de constituer ensemble une structure de services innovante et ainsi élargir leur périmètre d’intervention : la société pluriprofessionnelle d’exercice (dite SPE).

Conseil interpro : Les 6 points essentiels à connaitre pour constituer une SPE

»» 8 professions réglementées peuvent exercer en SPE : Administrateur judiciaire, Avocat, Expert-comptables, Notaire, Mandataire judiciaire, Huissier de justice, Commissaire-priseur et Conseils en propriété industrielle (les commissaires aux comptes en sont donc exclus).

»» Son objet social doit être l’exercice en commun de plusieurs de ces professions. Elle peut exercer à titre accessoire une activité commerciale.

»» 100 % du capital doit être détenu par des personnes physiques ou morales exerçant l’une des professions de l’objet social.

»» La SPE peut revêtir toute forme sociale (SA, SAS, SARL) si celle-ci ne confère pas à ses associés la qualité de commerçant ce qui exclut donc les SNC et les sociétés en commandite.

»» En terme d’assurance, tous les associés exerçant au sein d’une SPE doivent individuellement souscrire à un contrat responsabilité civile professionnelle (La SPE est solidairement responsable avec les associés et devra également souscrire un contrat).

»» La SPE doit être inscrite au tableau de chaque Ordre professionnel dont dépend ses associés. Concernant le contrôle du CROEC, il se limite donc aux conditions d’exercice de la profession d’expertise comptable.

 

La pluriprofessionnalité d’exercice aujourd’hui en France

Au troisième trimestre 2018 seulement une quinzaine de SPE sont recensées en France dont treize qui ont été immatriculées à l’Ordre des experts-comptables, c’est-à-dire que ces sociétés en question comprennent au moins un expert-comptable associé. Ces treize sociétés sont d’ailleurs exclusivement des sociétés d’expertise comptable et d’avocat ayant pour activités principales “services juridiques” (code NAF / APE : 6910Z). Ceci nous confirme deux tendances : d’une part la complémentarité évidente des experts-comptables et des avocats au service d’une clientèle commune, et d’autre part le constat d’un faible démarrage dans le lancement de ce type de structure malgré un vif intérêt des professionnels pour le sujet. Vous trouverez le tableau récapitulatif des SPE constituées à ce jour ci-dessous :

 

Afin de prendre la mesure au niveau de la profession, une enquête a été menée dans le cadre d’un mémoire d’expertise comptable 1 et les résultats sont sans appel :

»» 88 % des professionnels de l’expertise comptable sondés estiment que la constitution d’une SPE est une opportunité de proposer un full service à sa clientèle et ainsi développer une gamme de mission étendue.

»» 81 % estiment que c’est avec un avocat qu’ils réalisent le plus de missions interprofessionnelles (à titre de comparaison les notaires récoltent 36.8 % des suffrages).

L’engouement des jeunes experts-comptables (mais aussi de leurs aînés !) pour l’interprofessionnalité est palpable depuis de nombreuses années ainsi en témoignent les nombreux évènements organisés sur ce thème un peu partout en France par l’ANECS et le CJEC, rencontrant toujours un franc succès.

Conseil interpro : Exercer en SPE peut être une véritable stratégie de différenciation avec :

»» Une adaptation au marché en offrant à la clientèle la réunion de diverses compétence sous une même entité et ainsi proposer

une expérience client sur-mesure.

»» Une valorisation des prestations proposées recentrées sur l’analyse et le conseil, afin de contrer les stratégies low-cost de certains acteurs du marché.

»» Le renouvellement des offres de service du cabinet en réponse aux prestations de bases qui se banalisent aux yeux de la

clientèle et dont les marges subissent une érosion d’année en année.

»» Seulement 13 SPE en France ! Constituer à ce jour une SPE renvoi une image moderne, avant-gardiste et innovante de sa structure.

 

Pour autant, sauter le pas de la relation libre “interprofessionnelle” au mariage “pluriprofessionnel”, n’est pas forcément une chose aisée.

Quand nous interrogeons les sondés sur les raisons qui pourraient les freiner à se lancer dans cette aventure, les réponses récoltées peuvent être distinguées en trois catégories :

Il y a d’abord les freins d’ordre déontologique, comme la difficulté de faire coexister des déontologies différentes, les risques de conflits d’intérêts, de perte d’indépendance mais aussi l’impossibilité pour les CAC de s’associer dans une SPE2.

Il y a ensuite les freins d’ordre économique et patrimonial comme le risque de pertes de prescripteurs si on s’associe avec l’un de leurs confrères, les différences en termes d’évaluation de clientèle de chaque profession, et enfin la complexité de mettre en oeuvre un système de rémunération juste.

Et enfin les freins d’ordre culturel comme la gestion des égos, le manque de connaissance ou de  communication sur le sujet ou encore la réticence face à l’absence de recul et de pratique.

Chacune de ces difficultés citées, si elles ne sont pas rigoureusement appréhendées suffisent à faire prononcer le divorce pluriprofessionnel.

De ce fait, l’intuitu personae qui unit les professionnels dans cette typologie de structure devient une notion essentielle, et le choix d’exercer en pluriprofessionnalité devra s’accomplir via un projet adapté, et communément défini.

 

La pluriprofessionnalité : Pour le meilleur, en neutralisant le pire

Pour exercer en SPE et tirer profit des bénéfices de la pluriprofessionnalité, il parait indispensable d’apporter des réponses aux freins légitimement cités précédemment.

Afin de matérialiser la coexistence de deux déontologies, les statuts de la SPE doivent obligatoirement comporter des articles liés à l’indépendance et au respect des dispositions légales et réglementaires encadrant chaque profession. Les statuts doivent également mentionner l’obligation pour chaque professionnel exerçant au sein de la société, d’informer les autres associés, dès qu’il en a connaissance, de l’existence de tout conflit d’intérêts susceptible de naître.

Il paraît également important de rédiger une charte co-signée par les professionnels rappelant ainsi les principes essentiels d’indépendance de chaque membre de la SPE. Cette charte devra particulièrement insister sur la non immixtion pour chaque professionnel dans les travaux réalisés par l’associé de l’autre profession afin de prescrire tout lien hiérarchique.

Dans l’attente d’évolution des textes relatifs à l’éventuel accès au SPE pour les commissaires aux comptes, le professionnel exerçant son commissariat aux comptes en nom propre devra obligatoirement transférer son activité de commissariat sur une personne morale distincte de la SPE.

Concernant la prévention des risques économiques et patrimoniaux, plusieurs pistes peuvent être étudiées :

La création d’une SPE via une entité ad hoc à son cabinet traditionnel, peut permettre de préserver son patrimoine professionnel “coeur de métier” qui ne nécessite pas le concours d’une autre profession réglementée. La pluralité d’exercice des experts-comptables et celle récemment obtenue par les avocats via la Loi Macron rend possible ce montage juridique pour ces deux professions (ce qui n’est pas le cas des administrateurs, mandataires judiciaires et notaires qui n’ont le droit d’exercer que dans un seul établissement, ce qui est pour eux un frein considérable au développement d’une SPE).

La mise en place d’un système de rémunération équitable paraît également indispensable, particulièrement dans les cas où certains associés exerceraient à mi-temps alors que d’autres seraient à temps plein. Ainsi un processus de travail précisant les rôles et les domaines d’interventions de chaque professionnel, ainsi que la valorisation de leur travail et sa facturation devra être définie avant l’acceptation d’une mission.

Pour ce qui est de la distribution de dividendes, elle s’effectue de droit commun au prorata des parts sociales ou actions détenues par chaque associé, mais une clause statutaire peut prévoir de rendre l’Assemblée Générale souveraine quant aux décisions de répartition du dividende ou encore d’insérer des clés de répartitions du bénéfice en fonction du pourcentage du chiffre d’affaires réalisé par chacun. La répartition du chiffre d’affaires par professionnel peut être facilement identifiable étant donné que les structures de types SPE ont l’obligation de tenir une comptabilité analytique par profession.

Conseil interpro : La rédaction d’un pacte d’associés (ou d’actionnaires) est la pierre angulaire à la bonne marche d’une SPE.

Il permet :

»» D’organiser le capital et ses droits de vote, ceci afin d’éviter une relation “dominantdominé” et de préserver l’indépendance de chaque associé.

»» De déterminer la conduite des affaires, en prévenant les conflits liés à des sujets sensibles comme les notes de frais, les congés, la gestion du personnel ou les investissements.

»» D’inclure des clauses liées à la répartition du résultat ou à la rémunération des associés en contrepartie de l’exercice de leur profession ou de la gérance de la société.

»» D’anticiper les mouvements d’associés en abordant les conditions d’engagement des entrants, mais aussi les conditions de sortie des sortants.

Enfin, le concept de dépatrimonialisation des actions ou des parts sociales utilisé dans certain big four peut être une solution aux difficultés de valorisation d’une SPE : Il peut se matérialiser par la distribution intégrale des bénéfices réalisés par la société aux associés, leurs parts ou actions n’étant ainsi qu’un “droit à rémunération” valorisé ainsi par une valeur proche de la valeur nominale (Cette solution peut néanmoins avoir des limites sur le long terme si la SPE devient la principale source de revenus de ses associés. En effet, ils auront besoin d’effectuer des arbitrages sur leur rémunération, et souhaiteront valoriser leur participation dans le capital à des fins de transmissions).

Les freins d’ordre culturel sont sûrement les plus complexes à solutionner car ils ne sont ni techniques, ni juridiques, ils sont d’ordre psychologiques. Le professionnel libéral est avant tout un travailleur indépendant et l’association en SPE avec une personne issue d’une autre profession peut se révéler un peu trop engageante par rapport à une interprofessionnalité informelle. Nous pouvons d’ailleurs regretter qu’il n’y ait pas de rencontres interprofessionnelles dans nos cursus universitaires, ce qui permettraient aux futurs diplômés d’appréhender leur futur environnement et les professionnels qui le composeront.

De ce fait, il existe donc une nécessité de tester ce projet via une structure intermédiaire permettant une séparation aisée en cas d’échec, un “PACS avant le mariage” en somme.

Ceci peut être envisageable via une société optant pour le régime des sociétés de personnes. Cette option à l’impôt sur le revenu d’une durée de 5 exercices maximum pour des sociétés habituellement soumises à l’IS (SARL / SA / SAS) permet aux professionnels de constituer une SPE au sein d’une structure souple et fiscalement translucide répartissant et imposant le résultat directement dans les mains des associés conformément aux droits de ces derniers fixés dans le pacte d’associés.

De plus ce régime permet d’instaurer aisément un système de dépatrimonialisation de la structure évoqué précédemment et ainsi solutionner de nombreux écueils.

Cette option est parfaitement adaptée aux jeunes professionnels n’ayant pas encore de hauts revenus et donc une tranche d’imposition faible. Dans le cas contraire des arbitrages peuvent être réalisés en y associant des personnes morales (à condition qu’au moins 50 % du capital soit détenu par des personnes physiques).

Ce régime a d’ailleurs fait ses preuves auprès d’autres professions libérales exerçant en commun comme notamment les Sociétés Interprofessionnelles de Soins Ambulatoires (SISA) administrant les maisons pluriprofessionnelles de santé ou bien les Associations d’Avocats à Responsabilité Professionnelle Individuelle (A.A.R.P.I).

Cette structure “test” permet ainsi de valider entre les associés leur affectio societatis, leur complémentarité, et leur stratégie commune de marché, avant d’aborder un exercice pluriprofessionnel sur le long terme via une société de capitaux soumise à l’impôt sur les sociétés.

Conseil interpro : La SPE est une jeune structure, et donc une grande source de sujet de mémoire pour les experts-comptables stagiaires ! Voici les premiers qui ont été rédigés :

»» La création d’une société pluriprofessionnelle d’exercice : Une opportunité stratégique pour l’expert-comptable – Julien Patry – Session de mai 2017 – 115 p.

»» Les cabinets d’expertise comptable face à l’interprofessionnalité d’exercice : Opportunités stratégiques, risques structurels et proposition d’un guide pratique. – David Sadaillan – Session de novembre 2017 – 117 p.

»» Le développement d’un cabinet pluridisciplinaire expert-comptable – Notaire dans les territoires ruraux – Sophie Beney – Session de mai 2018 – 106 p.

Thomas BOAGLIO, expert-comptable mémorialiste

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